Compte rendu de la rencontre
du Cercle d’amitié avec le ministre des affaires étrangères David Babayan, le mardi 8 février 2022
Voici ce que nous retenons de l’exposé et de la discussion avec le ministre David Babayan :
Globalement, la situation reste particulièrement tendue, surtout auprès des zones frontalières qui restent en partie indéfinies. Ce qui n’est pas sans poser de grandes difficultés pour les fermiers et agriculteurs qui n’ont pas/plus accès à leurs terres, qui ne peuvent plus faire paître leurs troupeaux et qui constituent la majeure partie des 30.000 personnes déplacées toujours en attente d’un logement stabilisé. Il existe un plan de construction/aménagement de logement visant à répondre d’ici trois ans aux besoins de toutes les familles déplacées. La population compte aujourd’hui 120.000 personnes en Artsakh, tandis que 23.000 se sont réfugiés en Arménie et quelques milliers sont partis en France, en Russie, aux EU…
La présence des russes est appréciée, ils sont devenus les réels garants de la stabilité, sinon de la paix. La détermination de la population à rester sur ce qui reste de terres reste totale. Le ministre rappelle que 80 % des territoires (en ce compris les zones montagneuses et inhabitées de part et d’autre du couloir de Latchine et occupées auparavant par l’armée) sont passés sous contrôle azéri. L’inquiétude porte sur le profil des populations qui viendront s’installer sur ces terres. Ce seront non seulement des Azéris, mais surtout des mercenaires déployés et financés par la Turquie et qui ont participé activement aux combats.
Les relations avec la Turquie sont devenues totalement déséquilibrées. La crainte est réelle de voir la Turquie profiter de la position de faiblesse actuelle de l’Arménie pour conditionner l’indispensable reprise des relations économiques et commerciales non seulement à l’établissement du soi-disant couloir de Zangezour1 (qui permet de relier la Turquie à l’Azerbaïdjan) mais aussi à la reconnaissance de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan (et donc de la perte de l’Artsakh) tout comme l’abandon de l’exigence de reconnaissance du génocide arménien. Les négociations actuelles entre la Turquie et l’Arménie sont aux mains, d’une part d’un diplomate turc brillant et expérimenté, d’autre part d’un jeune diplomate arménien sans beaucoup d’expérience. Ce qui laisse nombre d’observateurs très sceptiques sur l’issue des futures négociations.
La reprise des activités économiques, sociales et culturelles est très lente et très difficile. L’Azerbaïdjan contrôle aujourd’hui 95 % des ressources hydriques et par là des centrales hydroélectriques. Les pénuries d’eau et d’électricité sont donc majeures et handicapent lourdement la reprise (coupures fréquentes d’internet et de la téléphonie mobile...). Et ce qui reste de terres disponibles force l’agriculture à évoluer vers un mode intensif.
A propos du patrimoine culturel, le ministre évoque la constitution d’une commission azérie visant à éradiquer toute trace arménienne du patrimoine culturel (église, monastère, cimetière). Cette politique se double d’un exercice de réécriture de l’histoire. Par exemple, le monastère de Dadivank devient un monastère albanien2 du Caucase. Mais la logique est aussi parfois plus radicale, par exemple certaines églises d'Artsakh ont été complètement démolies.3
Cet exposé est suivi d’un tour de table au cours duquel chacun exprime librement son attachement à la situation actuelle de l’Artsakh.
On retiendra plus particulièrement l’intervention du Pr Pierre d’Argent qui a l’occasion de défendre les intérêts de l’Arménie devant la Cour internationale de Justice à La Haye. Occasion pour lui de rappeler que cet exercice force les Azerbaidjanais à prendre conscience de la signification et de la portée des principes élémentaires de justice : chacune des parties a droit au même temps de parole. Et d’évoquer un des axes stratégiques de l’Azerbaïdjan qui est de retourner systématiquement les actes d’accusation arméniens contre eux. Sans grand succès, évidemment. Ces procédures judiciaires ne sont pas sans résultats. Par exemple, le simple fait de les introduire força Baku à retirer de son « Military Trophies Parc » les mannequins vêtus d’uniformes de soldats arméniens et surmontés de visages arméniens caricaturaux, l’ensemble visant à alimenter l’arménophobie. Il évoqua aussi la protection du patrimoine culturel arménien dans les territoires tombés entre les mains de l’Azerbaïdjan et la nécessité d’exposer publiquement le discours officiel raciste des autorités de Baku.
Le Pr Aude Merlin évoque, quant à elle, la réalité des chercheurs et doctorants qu’elle a l’occasion d’accompagner à l’ULB. En présence d’étudiants tantôt d’origine azérie, tantôt d’origine arménienne, dont certains effectuent des travaux en rapport avec ce conflit, il s’agit de répondre aux demandes de ces jeunes chercheurs de façon juste et pertinente. Tout en gardant à l’esprit qu’il faut construire la réalité de demain et semer des graines de pacification.
La soirée se clôture par l’intervention du Pr Bernard Coulie qui, prenant appui sur les enjeux culturels, rappelle que les inscriptions gravées sur les murs et les façades des églises, sur les pierres funéraires et sur les khatchkar (croix arméniennes) évoquent - toutes ! - la nécessité de se souvenir. Comme si cette obligation de mémoire répondait au risque permanent d’une volonté d’éradication systématique. Et, en l’occurrence pour beaucoup d’entre elles, on ne parle plus de risque, mais bien de réalité.
André du Bus
Coordinateur
1L’établissement de ce couloir est un projet dans les cartons turcs depuis de nombreuses années. Sur le plan géopolitique, l’Europe occidentale y voit un réel avantage : garantir un approvisionnement de gaz qui évitera la Géorgie et donc échappera au contrôle russe. Ceci explique le silence européen sur cet enjeu qui, par ailleurs, participe au rétablissement de la grande Turquie, du panturquisme. Ndlr.
2Les Albaniens du Caucase appartiennent à ce groupe de peuplades ancestrales qui occupaient la région actuelle de l’Azerbaïdjan. On parle actuellement des Oudines.
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